Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France comme les autres nations européennes ont considérablement souffert des privations et des pénuries. La création culturelle et sa diffusion fortement dépendantes des régimes totalitaires ont subissent une rupture pendant cette période de guerre. Avec le retour des libertés, il y a une forte volonté de revivre en paix dans un monde meilleur. Les Français ont soif de culture et recherchent à donner un sens à ce nouveau monde notamment à travers les arts. Ils se découvrent un goût pour le théâtre et le public devient plus réceptif à de nouvelles formes théâtrales mais aussi plus curieux et exigeant. Les artistes eux-mêmes aspirent à un renouveau dans l’expression et l’écriture théâtrales mais aussi dans la représentation scénique.
Dans ce contexte, Jean Vilar comme acteur et metteur en scène est l’un de ceux qui exprime ce renouveau à travers une esthétique dépouillée et principalement tournée vers le répertoire classique. Il ambitionne de s’adresser à un public populaire de toutes les classes sociales et prétend se débarrasser du théâtre bourgeois du XIXe siècle.

René Char en 1947

Jean Vilar vers 1943 (Maison Jean Vilar)
Été 1947 : une exposition de peinture moderne est programmée au Palais des Papes
Le festival d’Avignon est né d’une idée de René Char, poète et résistant français ami d’Albert Camus, qu’il insuffle à Jean Vilar.
En 1947, Christian et Yvonne Zervos, couple de collectionneurs et marchands d’art contemporain, fondateur des éditions Cahiers d’Art, cherchent un lieu prestigieux pour exposer leurs fonds afin de renouer avec la vie sociale et artistique après les années de guerre. C’est dans la Grande chapelle du Palais des Papes, qu’ils préparent une ambitieuse exposition de peinture moderne pour n’y présenter rien de moins que des œuvres de Braque, Giacometti, Miró, Chagall, Kandinsly, Matisse et Picasso.
Au printemps 1947, René Char qui organise cette exposition avec le couple Zervos demande à Jean Vilar, acteur et metteur en scène de théâtre, de présenter dans ce lieu imposant la pièce de Thomas Stearns Eliot Meurtre dans la cathédrale. Cette pièce qu’il a créée en France avec grand succès deux ans auparavant, se déroule en 1170 dans le palais de l’archevêque de Cantorbéry et se prête merveilleusement au décor du palais. Il s’agit d’un drame historique religieux décrivant le conflit entre le temporel et le spirituel, le bien des peuples et la conscience humaine.
Jean Vilar, peu connu en 1947, propose trois créations théâtrales jouées en extérieur
Á 35 ans en 1947, Jean Vilar n’était alors connu que d’un tout petit nombre. Pendant les années de guerre, Il avait animé en tant qu’auteur et adaptateur une compagnie de théâtre itinérante, les Comédiens de la Roulotte, puis comme auteur, metteur en scène et interprète dans sa propre compagnie, la Compagnie des Sept.
Appréciant peu l’acoustique médiocre des salles du Palais des Papes pour la déclamation dramatique, Jean Vilar refuse à René Char d’y produire la pièce de T. S. Eliot mais il lui propose en contrepartie trois créations au lieu d’une seule représentation mais jouées en extérieur et non dans les salles du palais.
Cette fois, c’est Zervos qui décline la proposition faute de budget. Le Palais des Papes est propriété de la municipalité d’Avignon. Devenu caserne militaire à la Révolution, puis siège d’un régiment d’infanterie jusqu’en 1900, il n’a été ouvert au public seulement qu’en 1907 après quelques premières restaurations poursuivies ensuite puis interrompues pendant la guerre. Des aménagements importants s’imposaient pour accueillir des représentations théâtrales. La municipalité en pleine reconstruction après les bombardements d’avril 1944, voulait aussi faire renaître la ville par la culture et donner un nouveau souffle à son rayonnement. Elle décide alors de contribuer avec une subvention qui sera complétée par le ministère de la Jeunesse, des Arts et des Lettres et d’un apport personnel de Jean Vilar.


Représentation de La tragédie de Richard II dans la Cour d’honneur
Le théâtre dans la Cour d’honneur
L’exposition d’Art contemporain durera tout l’été 1947 et c’est du 4 au 10 septembre 1947 que se déroulera « Une semaine d’Art dramatique en Avignon ». Trois pièces de théâtre accompagneront l’exposition dans différents lieux :
- Un classique, « La tragédie de Richard II » de Shakespeare dans la Cour d’honneur du Palais des Papes,
- une œuvre contemporaine « La Terrasse de midi » d’un jeune auteur inconnu à l’époque, Maurice Clavel au Théâtre Municipal
- et un classique contemporain « Tobie et Sara » de Paul Claudel dans le verger d’Urbain V.
Près de 5.000 spectateurs seront au rendez-vous dans les trois lieux. La Cour d’honneur du palais accueillera outre Jean Vilar en Richard II et de jeunes acteurs comme Michel Bouquet, Bernard Noël, Maria Casarès, Silvia Montfort et une jeune actrice débutante d’à peine 20 ans… Jeanne Moreau.
Le succès peut-il être renouvelé l’année suivante ?
Pourtant, l’idée qu’un festival ou même une autre Semaine d’Art en Avignon se renouvelle l’année suivante était nullement acquise. Le Théâtre s’était invité à une exposition d’art organisée une seule année. Le bilan comptable de cette Semaine d’Art dramatique en Avignon n’était pas vraiment convaincant : 40% de billets gratuits sur invitation ou distribués à tout vent pour éviter de jouer devant un public trop épars. Les conditions de confort étaient assez rudimentaires pour le public comme pour les acteurs : des chaises de jardin, certaines louées et d’autres prêtées par des Avignonnais, pour accueillir les spectateurs. Des bidons cylindriques remplis de béton, sur lesquels sont posés des rails de chemin de fer et des poutres en bois en guise de tréteaux sur lesquels on posera des plateformes faisant office de scène dans la Cour d’honneur. C’est extrêmement dangereux, plusieurs comédiens se blesseront même. Il y avait une grande part d’improvisation et une impression de débrouille.
Qu’est-ce qui a fait alors que Jean Vilar revienne au Palais des Papes en juillet 1948 pour une seconde manifestation prenant le nom de Festival d’art dramatique en Avignon ?
C’est sans doute la rencontre entre la volonté de Jean Vilar, ce lieu mythique qu’est la Cour d’honneur du Palais des Papes et le besoin de toute une population de retrouver la paix, la liberté, la culture, les valeurs humanistes après les privations de la guerre.

Jean Vilar en Richard II dans la Cour d’honneur en 1949
(Agnès Varda – Ciné Tamaris)

Jean Vilar en Richard II
Donner au théâtre une nouvelle impulsion plus populaire
Selon les mots même de Jean Vilar, le Palais des Papes était tout à fait impropre au théâtre. Mais Vilar a su utiliser les lignes de force de l’architecture du palais avec ses murs de 30 mètres de haut. Les arches gothiques servaient aux entrées et aux sorties des comédiens qui surgissaient dans la lumière blanche de l’éclairage. Mais aussi, l’enthousiasme des Avignonnais hébergeant comédiens et techniciens et surtout le public avide de renouveau ont rejoint le désir de Vilar d’ouvrir le théâtre à une autre dimension. Vilar voulait toucher un nouveau public, plus large, plus populaire, plus vrai. C’est-à-dire, pas ce public d’initiés qui allait davantage se regarder au théâtre que regarder le spectacle. Il avait le désir de faire appel à un public jeune avec un tout autre esprit. C’est peut-être l’esprit de la volonté de rénovation du pays dans l’après-guerre, en tous cas il voulait casser l’architecture du théâtre bourgeois du XIXe siècle avec ses loges, ses différences de classe. Il voulait faciliter l’accès au théâtre et créer un rapport différent entre le théâtre et le public dans un esprit de rigueur et d’exigence. C’était là l’idée neuve à laquelle le public aspirait dans l’après-guerre.
Vilar savait que l’obstacle n’était pas seulement financier. Pour mobiliser la jeunesse l’été, il fait appel à tous ceux qui sont en vacances et programme la deuxième édition dès le mois de juillet. Il s’appuie sur les organisations de jeunesse pour attirer un autre public, inventer un autre climat, un autre accueil. Il aménage les horaires, réduit les tarifs d’entrée, interdit les pourboires, fournit une documentation gratuite…
Les prémices du Théâtre Populaire
En 1948, lors de la seconde édition, les premiers articles positifs paraissent dans la presse.
« Il faut que, désormais, tout amoureux du théâtre, et tout simplement, tout homme en quête d’un moment de beauté sache qu’il doit se rendre à Avignon, une fois l’an, comme les Gitans se rendent aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Que les riches s’y rendent en sleeping, ou en voiture au long nez et louent les places les plus chères, c’est leur devoir. Que les économiquement moyens renoncent à leurs vacances en Bretagne ou en Normandie et fassent coïncider le temps et le lieu de leur départ avec une des dates d’Avignon, c’est leur avantage. Enfin que les pauvres s’y rendent à pied ou en auto-stop, en mendiant leur pain ou en volant des poulets le long de leur route, leur fatigue, leurs angoisses, toute leur misère, un soir d’Avignon les effacera. »
Dès l’origine, le Festival fut centré sur la création et ce principe structure encore aujourd’hui les programmations. Création ne signifie pas nécessairement des pièces inédites, Jean Vilar souhaitait de nouvelles mises en scène de textes classiques, comme ceux de Shakespeare. Ainsi le grand dramaturge anglais devint depuis, l’hôte le plus fidèle du Palais des Papes.

Jean Vilar devant les murs du Palais des Papes
(Agnès Varda/ succession Varda)

Jean Vilar rencontre les jeunes en 1955 dans le Verger Urbain V
Les premières années ne sont pas faciles
Il faut à Vilar conquérir un public, convaincre ses acteurs de se lancer dans cette aventure alors même qu’il n’a pas véritablement de moyens de production. Les aides publiques sont rares, les comédiens mêmes sont le plus souvent hébergés chez l’habitant. L’Auberge de France sur la place de l’Horloge sert de cantine aux équipes de Vilar. Il faut concevoir au plus vite un dispositif scénique pour la Cour d’honneur : un plateau de théâtre à la dimension du monument. Il a recours aux militaires du 7ème régiment de génie, alors cantonnés à Avignon. Des camions de l’armée sont utilisés pour décharger des rails et des madriers pour construire le plancher de la scène qui accueillera les comédiens. Ce même régiment sera à nouveau appelé plus tard à la rescousse pour monter un plateau de danse sur les bords du Rhône pour Maurice Béjart en 1968. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer ce que furent les conditions matérielles des premières années d’enthousiasme.
La suite dans notre article : L’âge d’or du Festival des années 50